l'homme réseau |
Mondialisation contre communautarisme : comment dépasser l’alternative ?
Notre époque vit le
choc entre une nouvelle façon d’être au monde et l’ancien
habitus des traditions enracinées et des groupes identitaires. On
pourra penser que, sous un aspect du moins, des phénomènes
comme le nationalisme, les revendications identitaires, les intégrismes,
traduisent une même réaction essentielle : refus du " cosmopolitisme
", de " l’individualisme ", du libéralisme inhumain, de la perte
de sens dans un univers impersonnel et muable.
Ce discours se retrouve tant au Front National que dans des mouvements
qui rejettent toute assimilation à l’extrême-droite, comme
les régionalistes. La réaction traditionaliste ne doit être
ni condamnée en bloc ni justifiée de façon nostalgique
: il faudrait sortir de l’alternative entre l’homme traditionnel, enraciné
dans sa culture et sa religion, et l’homme déraciné de la
société capitaliste, individu qui obéit aux injonctions
du marché, et n’a plus de structures rassurantes auxquelles se rattacher.
A notre sens, il existe un terme de dépassement.
C’est cet Homme modulaire
(ou l’Homme réseau), dont nous avons
besoin pour échapper tant au non-sens du capitalisme qu'aux sirènes
identitaires, qui hélas risquent d’aboutir à des attitudes
réactionnaires…
L’homme traditionnel portait
avec lui un ensemble cohérent de valeurs, comportements et modes
de vie.
On peut songer au modèle
occidental classique : la famille chrétienne, travailleuse, attachée
à son terroir et à son clan… Il ne faut pas croire que cette
description terrienne appartient à un passé lointain : les
familles fonctionnant selon des valeurs catholiques, croyant au mariage,
à l’honnêteté, au sacrifice, n’aimant guère
le désordre et l’originalité, ces familles renfermées
et travailleuses, existent toujours en un certain nombre d’exemplaires
et ont sans doute été majoritaires en France jusqu’à
la crise de 1968… Evidemment, il ne faut pas confondre l’adhésion
consciente à un modèle et son " application floue ".
Aujourd’hui, ce type de
famille n’a pas besoin de se revendiquer comme catholique pratiquante,
ni de militer contre le PACS et autres changements des mœurs : de fait,
elle se comporte toujours selon le schéma traditionnel, même
si elle n’en prône pas consciemment l’idéologie. Paradoxe
typique de nos temps de mutation : des familles qui ne sont plus catholiques
et se disent peut-être athées ou laïques, continuent
d’appliquer un ordre et un mode de vie directement issu des valeurs religieuses
chrétiennes. On trouve le même paradoxe avec ces
jeunes garçons issus
de l’immigration, qui continuent à appliquer des usages musulmans
alors qu’ils ne se réclament plus vraiment de l’Islam. D’un côté
ils vont obliger leurs sœurs à rester à la maison et à
respecter les règles traditionnelles, de l’autre ils vont boire
de l’alcool, aller en boîte de nuit, etc.
Mais certains " français
issus du catholicisme " sont presque autant écartelés que
les beurs entre une représentation de soi-même et des comportements
juxtaposés, sans réelle
cohérence !
Peu ou prou, c’est un modèle semblable que l’on voit dans toutes les sociétés traditionnelles. Bien entendu, suivant les civilisations, le " kit " comportemental et religieux varie. Mais la structure de base reste similaire : la personne naît et s’insère dans un vaste ensemble de règles qu’elle n’a pas choisies, et qui forment un trame permettant de guider sa vie.
Nous ne jugeons pas les traditions
comme néfastes : elles proposent des façons de vivre qui
ont fait leurs preuves, durent depuis parfois des millénaires et
donnent un sentiment d’appartenance et de sens aux individus. Insistons
sur ce point : les modes de vie traditionnels répondaient de façon
globale aux besoins de l’être humain. Ils permettaient le respect
de la nature, structuraient la famille et le couple de façon à
ce qu’ils durent, organisaient des solidarités suffisantes pour
que les plus faibles et les malades soient pris en charge par la communauté…
L’aspect religieux apaisait l’angoisse existentielle, laissant espérer
à l’homme
l’immortalité et
une réconciliation dans l’au-delà.
En bref, les sociétés traditionnelles semblent beaucoup mieux adaptées aux besoins réels de l’humain que la société capitaliste mondialisée.
Cette dernière impose
ses lois de fer, mine le couple, fait perdre à l’individu son idéal,
pour ne donner en échange que la menue monnaie de satisfactions
passagères : sexe de consommation, objets frelatés, architecture
en béton d’une tristesse accablante, nourritures et environnements
de pacotille, qui finissent par détruire la santé…
A première
vue, les tenants du traditionalisme et des identités pourraient
bien séduire de mieux en mieux des individus désorientés.
L’homme actuel vit la mondialisation
comme une force destructrice, qui déracine la famille, met au chômage,
impose une course effrénée dont le sens semble être
de foncer dans un mur…
Surconsommation, pollution,
augmentation de la précarité, ces phénomènes
ne dureront pas des siècles, et on voit poindre à l’horizon
la mort annoncée de notre civilisation industrielle. Pourtant, impossible
de retourner vers la société traditionnelle. Contrairement
à ce que semblent croire les tenants de " l’identité culturelle
et religieuse " ou du nationalisme, la mondialisation a détruit
l’équilibre qui maintenait ensemble ce type de groupes humains.
La fermeture sur soi est devenue irréalisable : chaque individu
sait déjà qu’il existe de multiples religions, modes de vie,
styles d’organisations familiales et sociétales. Désormais,
la condition première des sociétés traditionnelles,
à savoir une fermeture culturelle suffisante, a disparue. Naître
dans une culture donnée ne suffit plus pour adopter ses valeurs,
et les croire
naturelles et normales.
Plus
rien ne va de soi : ni le couple hétérosexuel, ni la famille,
ni le travail, ni la consommation, ni les croyances religieuses et éthiques,
ni le Bien et le Mal, le devoir. Chaque personne est mise en face d’un
choix élargi, qu’elle le veuille ou non– ici nous considérons
les villes cosmopolites, car sans doute que dans un village du Bengladesh
la situation est différente, quoique déjà la télévision
y signifie l’irruption des autres univers culturels…
Pour l’instant, la plupart
des gens adoptent un ensemble de valeurs libérales, en considérant
l’échec passé du soviétisme, des utopies de 68, et
des sociétés théocratiques. Mais l’échec frappe
aussi ces mêmes valeurs libérales, ce qui devient de plus
en plus patent et remet en circulation les autres options sociétales.
D’où le bon score
de Lutte Ouvrière avec son discours révolutionnaire classique,
et, on l’a vu, dans le camp adverse, le retour des revendications familiales
avec leur modèle traditionaliste sous-jacent.
Tous ces discours cherchent à opposer l’individu déraciné à un individu intégré dans un groupe plus vaste, que ce groupe soit la famille, la classe sociale, la Nation, la " race ", la religion, etc. La grande faiblesse et la grande force de l’idéal des Lumières c’est justement l’affirmation de l’Individu libre, affranchi des différents ordres pseudo-naturels ou sociaux (la Classe…). Mais l’individu ne fait pas le poids face à la machine à broyer de la mondialisation ! Il risque donc de retourner dans le giron de grands collectifs rassurants mais totalitaires, typiques des structures rigides du passé.
Y a-t-il une autre issue
pour ceux qui pressentent la valeur inestimable de leur autonomie personnelle
et de leur liberté de choix ?
Car l’individu a la possibilité
de prendre de façon modulaire des éléments dans tous
les groupes, pour créer son propre cocktail existentiel.
Là
où l’Homme traditionnel va être par exemple musulman ou bouddhiste,
et adopter le mode de vie qui va avec ces religions (le " kit " si j’ose
dire, impliquant une façon de manger, de s’habiller, de se comporter
en famille), l’Homme modulaire peut, lui, décider d’adopter certains
éléments du bouddhisme ou de l’Islam sans entrer dans le
moule complet… Il va par exemple apprécier l’hygiène
de ces religions, leur sens de l’hospitalité, leur équilibre
entre vie intérieure, générosité et travail
; mais il va s’intéresser en ce qui concerne le couple à
d’autres formes d’organisations que le mariage classique ; et en musique,
il va peut-être préférer le rock gothic plutôt
que les chants tibétains ou soufis !
Ainsi, se dessine pour l’individu
une façon d’être au monde totalement étrangère
à ce qui existait chez l’Homme traditionnel : le second avait la
chance et la limitation de prendre en bloc un schéma existentiel,
comportant des valeurs, des gestes, une codification subtile reliant l’ensemble
; l’Homme réseau divise sa vie en de multiples modules, et peut
utiliser, suivant le domaine, des comportements, des objets et des valeurs
issus de civilisations et de modèles qui se contredisent !
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mise à jour le vendredi
25 février 2000